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Responsabilité du fait des produits défectueux : Recours entre producteurs
La haute technicité des biens mis sur le marché implique souvent la présence de produits composites, dans lesquels un ou plusieurs produits de fabrication tierce y sont incorporés.
En présence d’un sinistre, les producteurs d’un produit fini peuvent voir leur responsabilité engagée lorsque la cause du sinistre procède de leur propre produit mais aussi lorsqu’elle naît d’un équipement incorporé au leur, quand bien même il ait été fabriqué par un tiers, et alors même que ce composant est la cause exclusive du dommage de la victime.
En effet, le producteur du produit fini ne peut s’exonérer de sa responsabilité en rapportant la preuve que le défaut de son produit résulte exclusivement d’un défaut d’une partie composante de son propre produit[1].
Dès lors, en présence d’un dommage résultant d’une défectuosité du produit, le recours entre producteurs est une question centrale pour faire supporter la charge de l’indemnisation des dommages subis par la victime initiale au producteur du produit incorporé défectueux.
Le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux prévoit une solidarité entre les deux producteurs[2], justifiée par le fait que « le défaut se communique au produit fini et le rend à son tour défectueux »[3].
Cette solidarité offre une option d’action au bénéfice de la victime et/ou de son assureur subrogé dans ses droits qui peuvent choisir d’agir à l’encontre du seul producteur du produit composite, du producteur du produit fini ou encore des deux.
Le producteur du composant peut ainsi voir sa responsabilité engagée directement par la victime.
Il est cependant rare de voir une telle action être mise en œuvre vis-à-vis du producteur du produit incorporé et ce pour plusieurs raisons.
D’abord, il n’est pas rare que le producteur du produit incorporé soit une société établie à l’étranger, notamment dans un Etat tiers à l’Union Européenne, ce qui complexifie l’action judiciaire et sa procédure.
Ensuite, il appartiendra à la victime de démontrer que c’est bien le produit incorporé qui est défectueux ce qui peut s’avérer complexe selon le procédé d’implémentation de celui-ci dans le produit fini.
Enfin, l’identité du producteur du produit incorporé est le plus souvent inconnue des victimes.
Pour toutes ces raisons, la victime cherchera en priorité à agir à l’encontre du producteur du produit fini.
Il n’en demeure pas moins que celle-ci devra démontrer la défectuosité du produit incriminé et que celui-ci est effectivement à l’origine du dommage dont elle cherche à obtenir réparation car c’est bien sur la victime du dommage que repose la charge de la preuve.
Toutefois, face aux difficultés des victimes à rapporter la preuve scientifique de l’existence d’une défectuosité et du lien de causalité entre cette défectuosité et leur dommage dans les affaires mettant en cause des produits pharmaceutiques, la jurisprudence a allégé la charge de la preuve.
Il est dorénavant possible de rapporter la preuve d’un défaut de sécurité et du lien de causalité en s‘appuyant sur des « présomptions graves, précises et concordantes »[4] et ce quel que soit l’industrie et la nature du sinistre.
La Directive (UE) 2024/2853[5], récemment adoptée et qui devra être transposée par les Etats membres d’ici le 9 décembre 2026, a également choisi la voie de l’allègement de la charge de la preuve en introduisant plusieurs présomptions, certes réfragables, pour faciliter la charge de la preuve pesant sur la victime[6], en s’attachant d’avantage à la probabilité d’une défectuosité qu’à une défectuosité avérée[7].
De tels allégements ne doivent pas pour autant conduire à l’abandon de la recherche de la défectuosité du produit et de sa « root cause », ni à l’abandon du principe selon lequel la seule implication du produit dans la réalisation du dommage ne suffit pas à établir son défaut.
Fort heureusement, les juridictions du fond restent, pour la plupart, attachées à une fine analyse technique des sinistres qui leur sont soumis pour apprécier l’existence d’une défectuosité.
Il est toutefois trop tôt pour mesurer l’impact de la Directive (UE) 2024/2853 sur la recherche rigoureuse de la défectuosité du produit, celle-ci n’étant pas encore transposée en droit interne.
Toujours est-il que, une fois la cause du sinistre identifiée, le producteur du produit fini s’interrogera sur ses voies de recours à l’encontre du producteur du composant, qui a pour ainsi dire « contaminé » l’ensemble de son produit.
Ce dernier bénéficie d’un choix d’actions qui procèdent tantôt d’un recours subrogatoire, tantôt de ses recours personnels.
1. Le recours en contribution
La première option ouverte au producteur du produit fini est celle du recours en contribution dont l’origine procède d’une subrogation du producteur du produit fini dans les droits de la victime[8].
Ce recours est fondé sur les règles de droit commun qui gouvernent la contribution à la dette des coresponsables.
En effet, si les articles 5 et 8 de la Directive 85/374/CEE, d’une part, et les articles 12 et 14 de la Directive (UE) 2024/2853, d’autre part, ont expressément prévu une solidarité entre les deux producteurs, la répartition de la charge finale de la dette est renvoyée au droit interne des Etats membres.
En droit français, la question de la contribution à la dette est régie par l'article 1317 du Code civil, qui prévoit que les codébiteurs ne sont tenus entre eux chacun que pour leur part et proportion. Dans le silence du Code, la jurisprudence a dû préciser que le facteur de répartition des parts de responsabilité entre coresponsables réside dans l’existence d’une faute et dans l’appréciation de sa gravité.
Dans un arrêt rendu en matière de produits défectueux, après avoir précisé que la contribution à la dette « ne relève pas du champ d’application de la directive » 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985, la Cour de cassation a retenu « qu'en droit interne, la contribution à la dette, en l'absence de faute, se répartit à parts égales entre les coobligés »[9].
L’étendue du recours du producteur du produit fini dans lequel a été incorporé un composant défectueux est donc également déterminée par la caractérisation d’une faute imputable au producteur du composant. Sans faute de ce dernier, le recours du producteur du produit fini se verra limité à 50% des dommages de la victime.
Il aurait été préférable que l’étendue du recours soit fonction, non pas de l’existence d’une faute imputable à l’un ou l’autre des producteurs et au niveau de gravité de leur faute respective, mais du rôle causal du composant défectueux dans la réalisation du dommage de la victime, en particulier lorsqu’il est question du recours entre producteurs.
La causalité permettrait une plus juste répartition des risques entre les deux producteurs car pour l’heure, le producteur du produit fini supporte en proportion égale l’indemnisation des dommages de la victime, qui ont pourtant été exclusivement causés par un composant fabriqué en dehors de son contrôle.
L’un des projets de réforme de la responsabilité civile prévoyait d’ailleurs une contribution à hauteur du rôle causal en l’absence de faute[10].
Quant à la preuve de la faute, elle sera par essence plus difficile à démontrer car la notion de « défaut », qui rappelons-le est à l’origine de la responsabilité du producteur du produit fini, est parfaitement indépendante de la caractérisation d’une faute. D’ailleurs, l’existence d’un défaut du produit n’implique pas la faute de son producteur[11].
La preuve d’une faute s’avère donc naturellement plus ardue et l’intérêt du recours en contribution s’en voit nécessairement réduit.
Le producteur peut contourner cette répartition égalitaire par la voie des recours « personnels » dont il dispose vis-à-vis du producteur du produit incorporé.
De plus, il nous semble que rien ne s’oppose au cumul d’un recours en contribution et d’un recours personnel pour recouvrer la part excédentaire, correspondant à 50% de l’indemnisation des dommages de la victime, restée à la charge du producteur du produit fini.
2. Les recours personnels
La nature des actions du producteur du produit fini dépend des liens qu’il entretient avec le producteur du composant, s’ils dérivent ou non d’un contrat, d’une chaîne de contrats ou de l’absence de tout lien contractuel.
Il lui appartient, pour les mettre en œuvre, de démontrer que les conditions propres à chacune de ces actions sont réunies et de caractériser le fait générateur à l’origine de l’action.
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Les recours extracontractuels
En l’absence de contrat ou de chaîne de contrats, le producteur du produit fini peut agir sur des fondements extracontractuels.
Il convient avant toute chose de s’interroger sur l’application du régime de la responsabilité du fait des produits défectueux au recours envisagé.
Comme chacun sait, ce régime prévoit une responsabilité objective qui permet d’engager la responsabilité du producteur sans avoir à rapporter la preuve d’une faute qui lui serait imputable.
A supposer que ce régime de responsabilité soit applicable, il présenterait l’inconvénient de réduire la liberté du producteur du produit fini dans l’exercice de ses actions, qu’elles soient de nature contractuelle ou extracontractuelle.
En effet, la responsabilité du fait des produits défectueux, lorsqu’elle est applicable, ne permet d’agir sur d’autres fondements qu’à condition que l’action résulte d’une faute distincte d’un défaut de sécurité[12]. Certains fondements se voient de ce fait écartés, comme la responsabilité du fait des choses (art. 1242 alinéa 1er du Code civil), car celle-ci « procède nécessairement d’un défaut de sécurité »[13].
Le producteur du produit fini pourrait retrouver sa liberté d’agir sur le fondement de son choix, sans restriction du fait de l’application de ce régime de responsabilité, si ce régime s’avère inapplicable.
Dans l’exercice d’un recours personnel, le producteur du produit fini sera amené à se prévaloir d’un « préjudice purement patrimonial du fait du paiement qu’il a effectué pour indemniser la victime directe » [14].
Or, en l’état actuel du droit, ce type de dommage purement économique est exclu des dommages couverts par le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux, en l’absence d’atteinte à la personne ou d’une atteinte au bien préalable[15].
Il en sera d’ailleurs de même sous l’empire de la nouvelle Directive (UE) 2024/2853, dont l’article 6 envisage l’indemnisation des pertes immatérielles lorsqu’elles sont consécutives aux dommages qu’elle vise[16].
La non-application du régime de la responsabilité du fait des produits défectueux au recours évoqué se révèle être un avantage pour le producteur du produit fini qui peut ainsi agir sur le fondement des articles 1240, 1242 du Code civil, ou tout autre fondement, sans avoir à déterminer si ses actions mettent en cause un défaut de sécurité.
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Les recours fondés sur un contrat
Les premiers recours à envisager sont ceux qui dérivent de l’existence d’un contrat en mettant en œuvre les droits et actions qui y sont attachés.
On pense bien sûr :
- En premier lieu, à une action en garantie contractuelle, lorsqu’elle a été contractuellement prévue par les parties. La mise en œuvre d’une telle garantie dépend cependant des conditions stipulées par les parties au contrat, dont l’étendue pourrait ne pas couvrir tout le sinistre ou l’excédent resté à la charge du producteur du produit fini ;
- En second lieu, à une action fondée sur une garantie légale, comme l’action en garantie des vices cachés (art. 1641 et suivants du Code civil) ;
- Ou encore, à une action en responsabilité contractuelle fondée sur un manquement contractuel (art. 1231-1 du Code civil) ou encore au défaut de délivrance conforme (art. 1604 du Code civil).
Ces actions, régies par les dispositions du Code civil français, ne peuvent être mises en œuvre que sous réserve que la lex contractus, par l’application d’une clause de choix de loi ou des règles de conflits de lois, désigne bel et bien le droit français comme étant la loi applicable au contrat.
A cet égard, une attention particulière doit être portée en présence d’un contrat de vente sur l’application de la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises du 11 avril 1980, dite Convention de Vienne, dont les dispositions n’ont pas été préalablement écartées par les parties.
De plus, il conviendra de rester attentif aux éventuelles clauses ayant vocation à limiter la responsabilité du cocontractant.
Sous réserve des exceptions que le producteur du produit composant pourrait opposer, le producteur du produit fini peut choisir d’agir exclusivement sur ce fondement pour que la charge de l’indemnisation repose intégralement sur le fournisseur du composant défectueux ou agir pour l’excédent restant à sa charge à la suite du recours en contribution.
3. Analyse in concreto du choix de l’action
Les producteurs de produit fini disposent donc d’un large éventail d’actions possibles à mettre en œuvre à l’encontre des producteurs de composant incorporé.
Les chances de succès de chacune de ces actions doivent cependant faire l’objet d’une analyse in concreto suivant les faits de l’espèce et surtout des investigations techniques qui ont pu conduire, au premier chef, à l’indemnisation de la victime sur le terrain de la responsabilité du fait des produits défectueux.
Il conviendra également d’être particulièrement attentif à la question de la prescription puisque toutes les actions envisagées ne répondent pas aux mêmes délais de prescription.
Solën GUEZILLE et Olivia DEBACQ
Squadra Avocats
[1] Par combinaison des articles 1245-10 et 1245-13 du Code civil.
[2] Article 1245-7 du Code civil : « En cas de dommage causé par le défaut d’un produit incorporé dans un autre, le producteur de la partie composante et celui qui a réalisé l’incorporation sont solidairement responsables ».
[3] Etendue des recours entre coresponsables : la responsabilité du fait des produits à la pointe de l’égalité, J-S. Borghetti, D., 2015, p. 405, § 3.
[4] Cour de cassation, 1ère Chambre civile, 22 mai 2008, n°06-10.967 ; Cour de cassation, 1ère Chambre civile, 18 octobre 2017, n°14-18.118, Publié au bulletin ; CJUE, 21 juin 2017, aff. Cts WW / Sanofi-Pasteur, C‑621/15 qui a retenu que « nonobstant la constatation que la recherche médicale n'établit ni n'infirme l'existence d'un lien entre l'administration du vaccin et la survenance de la maladie dont est atteinte la victime, certains éléments de fait invoqués par le demandeur constituent des indices graves, précis et concordants permettant de conclure à l'existence d'un défaut du vaccin et à celle d'un lien de causalité entre ce défaut et ladite maladie ».
[5] Directive (UE) 2024/2853 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2024 relative à la responsabilité des produits défectueux et abrogeant la directive 85/374/CEE du Conseil.
[6] Article 10, paragraphes 2,3 et 4 de la Directive (UE) 2024/2853.
[7] Le considérant 48 de la Directive (UE) 2024/2853 : « Etant donné que les fabricants ont des connaissances spécialisées et sont mieux informés que la personne lésée, et afin de préserver une juste répartition des risques tout en évitant un renversement de la charge de la preuve, il convient que ce demandeur soit tenu de démontrer, lorsque les difficultés du demandeur sont liées à la preuve de la défectuosité, uniquement qu’il est probable que le produit ait été défectueux ou, lorsque les difficultés du demandeur concernent la preuve du lien de causalité, uniquement que la défectuosité du produit est une cause probable du dommage ».
[8] Article 1346 du Code civil.
[9] Cour de cassation, 1ère Chambre civile, 26 novembre 2014, n°13-18.819, Publié au bulletin.
[10] Proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile n°678 du 29 juillet 2020, article 1267 : « Lorsque plusieurs personnes sont responsables d’un même dommage, elles sont solidairement tenues à réparation envers la victime. Si toutes ou certaines d’entre elles ont commis une faute, elles contribuent entre elles à proportion de la gravité de leur faute respective et du rôle causal du fait générateur qui leur est imputable. Si aucune d’elles n’a commis de faute, elles contribuent à proportion du rôle causal du fait générateur qui leur est imputable, ou à défaut par parts égales. »
[11] Cour de cassation, 1ère Chambre civile, 14 septembre 2022, n°21-15.374, Inédit.
[12] CJCE, 25 avril 2002, Gonzàlez Sàanchez, Aff. C-183/00, point 31, la Directive « n’exclut pas d’autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle reposant sur des fondements différents, tels que la garantie des vices cachés ou la faute ». Cette solution a été ensuite reprise par la Cour de cassation (Cour de cassation, Chambre commerciale, 26 mai 2010, n°08-18.545 ; Cour de cassation, 1ère Chambre civile, 10 décembre 2014, n°13-14.314, même si à la lecture des arrêts rendus le 15 novembre 2023 (Cass., 1ère Civ., 15 novembre 2023, n°22-21.174, 22-21.178, 22-21.179 et 22-210.182), cette solution semble être remise en cause puisqu’on voit mal comment les fautes constituées par « un maintien en circulation du produit dont [le producteur] connait le défaut ou encore un manquement à son devoir de vigilance quant aux risques présentés par le produit » puissent être distinctes d’un défaut de sécurité du produit alors qu’elles s’infèrent nécessairement de celui-ci et qu’une telle faute met précisément en cause un défaut extrinsèque du produit.
[13] Cour de cassation, 1ère Chambre civile, 11 juillet 2018, n°17-20.154, Publié au bulletin ; Cour de cassation, 1ère Chambre civile, 26 octobre 2022, n°20-23.425.
[14] D. Bakouche, N. Morel, Regards croisés sur le produit incorporé dans le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux, RCA n°10, Octobre 2020, étude 9, § 14.
[15] Ibid.
[16] Article 6, paraphe 2, de la Directive (UE) 2024/2853.